La fabrication du savon dans le gros chaudron noir

De 1920 à 1933, nos parents nous envoyaient passer les vacances d'été dans une ferme à Sainte-Thérèse, chez mon oncle Jos et ma tante Bine...abréviation d'Albertine que Simonne, bébé alors d'un an et demi, ne savait prononcer: elle résolut le problème en prononçant "ma tante Bine".  Ce nom resta plaqué toute sa vie sur notre tante Albertine.

Autrefois, on faisait le savon soi-même à la maison.  Pour cela, des ingrédients de tout genre étaient mis de côté à cet effet à longue échéance.  Des restants de graisse, plusieurs fois utilisés pour faire de la mangeaille, servaient enfin pour le savon. S'il arrivait qu'un cheval ou qu'une vache meure, l'on gardait comme ingrédient de savon ce qui n'était pas bon pour la nourriture de la famille.  Il fallait aussi accumuler, dans un coin de remise, des fagots et du bois que l'on mettait de côté pour la cuisson du savon.  Ordinairement on faisait le savon dehors, car ça sentait trop mauvais pour être cuit sur le poêle de la cuisine.  

Puis, c'était le Jour du savon.  Avant de partir pour les champs, mon oncle Jos accrochait le gros chaudron noir à sa place, c'est-à-dire accroché à de gros billots de bois dur installés à cet effet et qui restaient toujours en place.  S'il arrivait une averse, vite on mettait une grande toile prévue à l'avance.  Ma tante Bine allumait le feu et personne n'avait le droit de s'approcher du chaudron.  Elle seule brassait de temps à autre le savon  avec un grand bâton.

Pendant cette interminable cuisson, les enfants surexcités que nous étions jouaient au Sauvage en chantant à tue-tête et en dansant tout autour du feu.  Il ne fallait pas traverser le cercle que ma tante avait tracé tout autour avec des pierres des champs.  Chacun des Sauvages étaient recouvert d'une poche de patates et était coiffé de plumes que ma tante Bine avaient collées sur un bandeau; ce qui nous émerveillait beaucoup. Après des danses, des rires, des cris et après avoir subi le supplice d'être attaché à l'arbre en attendant d'être cuit à notre tour dans le chaudron, c'était le chant de la paix.  Ma tante nous apportait alors des beurrées de mélasse avec des grands verres de lait et l'on mangeait assis dans l'herbe sous le grand saule.

Enfin le savon était cuit.  Ma tante le vidait dans de grandes lèchefrites et quand il était presque dur, Simonne, Françoise, Louise, Jean-Paul puis Mary et Archie ainsi que moi, chacun notre tour, avions le droit de tracer de grands carrés avec un couteau comme si c'était du sucre à la crème. Quand le savon était devenu dur, ma tante Bine nous en donnait deux ou trois morceaux à la fois que l'on prenait précieusement et qu'on allait placer sur des tablettes dans la cave.  

Le savon était fait pour l'année et les enfants avaient eu un grand jour de fête.

Lorraine Nacké,  Le passé Oublié, Fides, 1979.