La débacle

par **Automne** Mer 21 Mar 2018, 15:31

Mon père profitait de chaque occasion intéressante pour nous divertir, nous les enfants. Vers les années 1920 à 1930, il n'y avait pas comme aujourd'hui une surabondance de loisirs. Ainsi chaque printemps, mon père nous amenait voir "les glaces". Aujourd'hui personne ne comprendrait ce que cela voulait dire. Eh! bien, pour nous c'était une fête. D'abord il y avait le voyage "en petits chars" et nous étions tout excités par ce long trajet. Pensez donc, de Montréal à Lachine! Rendus au canal, on se promenait le long du lac pour voir arriver les glaces.

Moi, alors âgée de cinq ans, cela me terrifiait plutôt. Imaginez d'énormes morceaux de glace qui se précipitaient vers nous. Poussés par le vent du large, les blocs de glace s'entrechoquaient dans un fracas de tonnerre et le bouillonnement des vagues rejaillissait en mille étincelles. Ce qui me charmait cependant, c'était l'immense étendue du ciel et du lac Saint-Louis. La luminosité du ciel en avril a un cachet tout particulier qui me ravissait déjà et certain endroit du lac nous donne l'impression d'être devant l'océan. Mon âme d'enfant était toute bouleversée d'étonnement. Quand arrivait le temps des glaces, on y allait trois dimanches de suite pour voir le progrès de la fonte. Sur les derniers temps, on ne voyait plus, errant à la dérive, que quelques galettes de glace tout amaigries par la chaleur, C'était la fin du spectacle mugissant.

Nous y retournions ensuite durant la saison douce. L'été, le canal de Lachine et ses abords ombragés de gros arbres sont un enchantement. Tous ces bateaux de plaisance, accostés tout le long du canal, semblaient impatients de partir vers l'horizon et des chaloupes remplies de personnes aux toilettes estivales mettaient des taches de couleurs sur le lac. De loin, on aurait dit d'immenses nénuphars se balançant mollement sous la brise.

Quand un gros bateau arrivait au canal, tout le monde accourait pour le voir passer. C'était impressionnant, surtout pour les enfants, de voir approcher le bateau avec beaucoup d'attention et de lenteur. Le bateau se faufilait dans les écluses et je me demandais anxieuse s'il pourrait passer, tant le canal me semblait étroit. Enfin il passait, il avait passé, tout le monde saluait les matelots, c'étaient des cris de joie, des rires, des hourras, des bonjours à n'en plus finir. Et moi rêveuse, je suivais du regard avec quelque mélancolie cet étrange équipage. Tout près du pont où passaient les bateaux étrangers, se tenait durant tout l'été une voiture de pop corn et de frites. Je me souviens encore du cheval qui avait l'air d'avoir très chaud, mais à qui heureusement on avait pris soin de mettre sur la tête un petit chapeau de paille de... cheval. Plus tard, on a supprimé le cheval, puis ces voitures genre camionnettes disparurent complètement vers l'année 1950.

Ensuite quand le bateau avait passé les écluses, on retournait sur la berge pour le pique-nique. Ma mère étendait la nappe sur l'herbe et dressait le couvert pour tout son petit monde. Nous étions neuf en tout, car ma mère avait adopté deux petits bébés anglais frère et soeur, Archie et Mary qui s'intégrèrent sur-le-champ à la famille. Nous les petites filles nous nous essayions sur des couvertures pour ne pas salir nos petites robes. Aujourd'hui, des tables de bois sont installées à cet effet, mais en ce temps-là il n'y en avait pas.

En ce temps-là, en ce temps-là, comme les vieilles gens aiment dire cela. C'est vrai qu'en ce temps-là tout semblait beau. Et chose étrange, ils ont raison : le progrès a tué le charme de la vie.

Nous passions donc gaiement la journée du samedi ou du dimanche au grand air et au soleil sur le bord de la berge du lac Saint-Louis. Et le soir, la fanfare militaire installée dans un kiosque nous plongeait dans l'admiration. Ah! cette musique militaire jamais je ne l'oublierai.

Fourbus de fatigue, nous revenions tout heureux à la maison. Rendus enfin chez nous, ma mère allumait les lampes à l'huile et nous préparait à nous coucher. Bercés par les flots, nos rêves encombrés de bateaux nous amenaient au bout d'un monde merveilleux.

Lorraine Nacké