Les services funèbres

En ce temps déjà lointain, chacun gardait son mort à la maison.  Il n'était pas question de s'en débarrasser au plus vite en l'envoyant au salon mortuaire devenu à la mode de nos jours.

Ordinairement, on employait le salon transformé en chambre mortuaire pour l'occasion.  Les passants s'arrêtaient volontiers à la porte portant un crêpe et une couronne de fleurs.  C'était même un devoir d'entrer et de faire quelques prières à l'intention du mort.  La famille acceptait cela : c'était la coutume du temps.  Pour la famille touchée par la mortalité, c'était le grand deuil qui durait deux ans.  Les hommes portaient un large brassard noir au bras gauche et au chapeau.  En plus, la cravate noire était de mise.  Les femmes devaient porter des toilettes noires et un grand crêpe noir était attaché derrière le chapeau.  Souvent même, quelques-uns se couvraient la figure d'une voilette noire.  En ce temps-là, les femmes endeuillées s'enveloppaient de charme.

Pendant trois jours d'exposition funèbre, toute la famille et la parenté se tenaient rassemblées à l'arrière de la maison où une table ouverte jour et nuit était à la disposition des visiteurs.  Après les nouvelles échangées de part et d'autre, les histoires commençaient et plus d'un s'envoyait une claque sur la bouche pour étouffer un fou rire déplacé.  Tout à coup, on se "rappelait du mort" et on se mettait à réciter à l'épouvante un chapelet ou une prière quelconque.  

Si le pauvre défunt laissait de l'argent, il n'était plus question que d'héritage et bien souvent la chicane prenait bien avant la lecture du testament.

Le troisième jour fatidique arrivait.  Un corbillard traîné par de superbes chevaux venait  lever le corps.  Ce corbillard énorme était enjolivé de symboles sculptés et, aux deux longues fenêtres de chaque côté, des rideaux aux couleurs "vieil or" et bordés de pompons rendaient cette voiture funèbre des plus accueillantes, bien que le tout fût peinturé en noir.  Les deux chevaux étaient gris, couleur de deuil, et tout l'attirail nickelé luisait discrètement.  Perché sur un siège très haut, le cocher, telle une statue morose, conduisait le cortège, car il faut dire que tout le monde suivait le corbillard à pied, de la maison à l'église.  

Dans l'église, qu'assombrissaient les stores noirs descendus et de longues bannières noires, le service commençait par un chant des plus lugubre.  Si le mort était riche, une profusion de fleurs s'étalait dans la nef et un long tapis se déroulait de l'autel jusqu'au bord du trottoir.  Plus il y avait de fleurs, plus le mort était considéré.  

L'officiant et les enfants de choeur, après avoir tourné trois fois autour du catafalque, retournaient à l'autel.  Et moi, petite fille de six ou sept ans, je pensais qu'ils jouaient avec le mort à "Trois fois passera/ la dernière, la dernière/ Trois fois passera/La dernière y restera." ou ici, le dernier y restera.

Lorraine Nacké