Le gramophone

Quand le gramophone fit son apparition, ce fut tout simplement fantastique.  Personne ne pouvait le croire et ceux qui n'en avaient pas encore vu étaient même incrédules.  Imaginez la joie de ces gens simples qui n'avaient aucune musique dans leur foyer.  Ici, je vais faire une parenthèse comme en font "les écrivains dans leurs grandes écritures":  D'où venait donc la si grande popularité de nos veillées canadiennes où les gens se rendaient quelle que fût la température, même s'il faisait un vent à "écorner les beus"?  Rien ni personne au monde ne pouvait les empêcher de s'y rendre.  Pourquoi, pensez-vous?  

Inconsciemment sans doute, c'était par besoin de musique, tellement la musique fait partie de la nature profonde de l'être humain de tout âge.  Déjà à la naissance, ne berce-t-on par les nourrissons en leur chantant des mélodies?  Chez les gens de nos campagnes, le plaisir de la musique était étroitement lié à un autre plaisir : celui du mouvement.  La danse les mettait dans un état proche de l'euphorie et leur procurait la détente nécessaire après les gros travaux des champs.

La deuxième raison du succès toujours certain de ces veillées pouvait être le plaisir de se revoir, de rire, de chanter.  Mais la vraie raison était la musique du violoneux et du joueur d'accordéon.  On peut alors comprendre l'étonnement de ces gens pouvant, du jour au lendemain, s'acheter cette boite magicienne et avoir de la musique dans leur maison.

Les premiers gramophones avec cornet firent sensation vers l'année 1908.  On pouvait se les procurer pour $15.95, somme minime qui nous fait rire aujourd'hui, mais qui était élevée en ce temps-là.  Aussi seuls les riches possédaient un gramophone.  L'argent était rare.  Le gramophone devint vraiment populaire seulement quelques années plus tard.  Cependant ceux qui n'en avaient pas pouvaient se rendre dans un magasin de disque où pour dix sous, enfermés dans un cabinet individuel, se faisaient jouer des disques usagés aussi longtemps qu'ils le voulaient.  On choisissait soi-même la pile de disques qu'on voulait entendre.  Et même si on n'en achetait pas, le marchand ne disait jamais rien.  La complaisance de ce temps-là!

Je me rappelle encore quand mon père, après de profondes réflexions sans doute, se décida à une pareille dépense.  C'était un luxe.  Sur le coup, notre famille devint la cible des voisins qui eux n'avaient pas de gramophone.  Ce que nous étions fières, nous les enfants!

Le samedi après-midi, mon père allait visiter les librairies "en bas de la ville".  Il s'y rendait toujours à pied.  Cinq milles pour l'aller-retour.  En été comme en hiver.  C'était normal : en ce temps-là, tout le monde en faisait autant.  Les gens prenaient les "petits chars" pour se rendre à leur travail quand leur usine était vraiment éloignée.  Autrement, on marchait et on trouvait cela naturel.  Aussi le monde de ce temps-là était plus en forme que ceux d'aujourd'hui, ne vous en déplaise!

Mon père qui était un grand liseur s'achetait toujours des livres et il lui arrivait quelquefois de nous faire la surprise de quelques disques nouveaux, coûtant dix-huit sous, qui nous enchantaient.  Je me souviens même de mes disques préférés lorsque j'avais dix ans : c'était "Le Chant du départ", "Le Régiment de Sambre et Meuse" et "La Marseillaise".  J'ai toujours aimé la musique militaire, et la cornemuse me faisait mourir.  Parfaitement!  

On peut dire que les veillées canadiennes s'espacèrent en autant que chaque famille avait son gramophone.  Avec la radio et plus tard la télévision, ces coutumes joyeuses et attrayantes disparurent.  

Lorraine Nacké