L'âge d'or

Nous sommes le peuple de l'Âge d'Or. Nous revenons de loin. Nous avons parcouru toute la vie. Nous avons traversé des contrées, riantes et insouciantes, courant après les papillons, jouant au cerceau et à la trottinette, jouant aussi au moine et au cerf-volant. Tout à coup on entendait, venu du bout de la rue, le sifflet de la voiture des frites. C'était la pagaille : "Maman, maman, 5 sous s'il vous plaît, vite, vite, la voiture s'en vient." Et la maman souriante consentait enfin à laisser tomber du balcon un petit 5 cents d'autrefois. Si peu, si peu de choses comblait d'un immense bonheur le cœur des enfants en cet heureux temps à jamais disparu. Le dimanche c'était la grande sortie. Toute la famille s'en allait soit à la montagne, soit au Parc Lafontaine, soit au bord du lac Saint-Louis. Les petites filles en jolie robe, des bas blancs jusqu'aux genoux, des petites bottines noires, des grands chapeaux de paille d'où s'échappaient des boucles blondes ou brunes, toutes frisées en tire-bouchons. Les petits garçons devaient faire bien attention de ne pas salir leur petit pantalon coupé aux genoux et leur petite chemise au collet de volants. Eux aussi portaient des bottines et leur plaisir était de marcher très fort du talon pour faire beaucoup de bruit sur le trottoir de bois. Aux intersections des rues, c'est toute une histoire. Il fallait marcher sur les billots étendus d'un trottoir à l'autre et faire bien attention de ne pas marcher à côté dans la boue pour ne pas salir ses chaussures. Les petites filles se disputaient pour avoir l'honneur de tenir chaque côté le bras du carrosse de bébé. Car en ce temps-là il y avait toujours un carrosse. La famille ne finissait jamais, je crois. On n'aurait pu s'imaginer une maisonnée sans... le tout dernier-né.

Après ces jeunes années se levait l'aurore de l'amour. Chacun et chacune se laissait prendre au piège, attifée de dentelles et de falbalas, chacune avec son ombrelle, et les jeunes messieurs portant des chemises de soie, et les gants étaient de rigueur. Les fréquentations étaient assez courtes, ces veillées à la lampe à l'huile ne devaient pas s'éterniser et le mariage en ce temps-là était de mise.

Tout à coup cette vie simple et joyeuse s'est assombrie. Ce fut la guerre de 1914. Que de pleurs, que de misères, que de souffrances et de deuils! mais la grippe espagnole, arrivée avec le cortège de soldats qui revenaient la guerre finie, fit plus de ravages encore et la consternation s'étendit sur tout le pays. Ah! ces chariots de morts, cette procession de chariots de morts qui se succédaient ne finirait donc jamais? On n'avait pas le temps de faire des services funèbres, il fallait faire très vite. Oui, nous avons vu tout cela et un enfant de ce temps-là ne peut l'oublier. Nous avons traversé toutes ces épreuves en tenant fort la barre de la vie. Après, rien ne fut plus pareil.